Publication de la Métropole Orthodoxe Roumaine d'Europe Occidentale et Méridionale
Revue de spiritualité et d'information orthodoxe
Longue et belle existence que celle de Titus Jean Barbulesco, né à la fin du mois de juin 1918 à Bucarest, et passé à l’éternité un siècle et deux années plus tard, père de famille nombreuse, auteur d’une dizaine d’ouvrages, fidèle assidu de la paroisse, devenue cathédrale, de la rue Jean-de-Beauvais, président de l’Association cultuelle, figure et référence de la communauté roumaine de Paris, ami constant de nombre d’entre eux, gens simples ou intellectuels prestigieux, acteur infatigable de la coopération culturelle entre la France et la Roumanie, entre sa patrie d’adoption et son pays natal, quitté à l’âge de vingt-six ans, et retrouvé bien des années plus tard, comme un autre pays…
Né la même année que la « grande Roumanie », il passe son enfance et son adolescence dans cette atmosphère d’euphorie collective et d’effervescence intellectuelle où baigne sa génération, qui a le sentiment de recueillir les fruits du combat séculaire de ses aînés, et le devoir d’amener le vieux pays daco-romain au seuil de la civilisation moderne, de sorte qu’il soit de plain-pied avec le reste de l’Europe, cette Europe encore unie et solidaire, et consciente de ses responsabilités vis-à-vis du reste du monde. La Roumanie a cet avantage par rapport aux pays d’Occident, et notamment la France, de parvenir au XXe siècle avec un héritage intact de vieille civilisation rurale, et aussi, chose importante, exempte de toute hypothèque coloniale ou impérialiste. Cette innocence collective relève sans doute d’une illusion rétrospective, qu’on aimera à entretenir après la seconde guerre mondiale, en des temps assombris par des logiques politiques et stratégiques tout autres ; il demeure que ce bref « avant-guerre » d’une vingtaine d’années restera chez lui comme une époque heureuse, à la fois protégée des tempêtes, et partie prenante de la marche en avant du siècle.
Marche en avant menacée dès les années 30 par l’aggravation des tensions politiques intérieures, puis entravée, déviée, par le jeu meurtrier des puissances régionales, par la guerre enfin, qui va remettre en cause et, d’une certaine façon, annuler tous les acquis de la « grande Roumanie », à commencer par les territoires entre Prut et Dniestr, maintes fois conquis, perdus, reconquis au cours de l’Histoire, et que les dispositions secrètes du Pacte Ribbentrop – Molotov, en 1940, aliènent définitivement au Royaume. L’armée roumaine, où combattent alors ses deux frères aînés, va pendant trois ans mener des combats meurtriers mais vains sur ces confins orientaux de l’Europe, accompagnée des vœux et des espoirs de tout un peuple. Il évoquera cette période dans un récit publié bien plus tard, où alternent, à la manière de Tolstoï, des scènes mondaines dans la capitale suspendue aux nouvelles du front, des scènes de combat, racontées ou vécues, et des scènes de paix étrange et paradoxale, comme une respiration à l’écart du champ de bataille, dans le décor bucolique d’un village de la Puszta hongroise, « occupé » pacifiquement par les forces roumaines.
En effet c’est sur ce front occidental qu’il sera envoyé, jeune lieutenant frais émoulu de l’école militaire de Sibiu, après l’armistice du 23 août 44, et le renversement des alliances. Campagne militaire à fronts renversés, menée contre l’allié d’hier, avec l’aide incertaine de l’allié du jour, incommode et peu fiable. C’est cette alliance avec l’URSS pourtant qui va permettre à la Roumanie de sortir de la guerre dans le camp des vainqueurs, à l’instar de l’Italie et de la France. Pour lui ces hautes considérations stratégiques le laissent assez sceptique, il prend part à cette guerre qui n’est pas vraiment la sienne à la manière de Fabrice à Waterloo ; du héros de Stendhal il a l’insouciance, l’absence de toute gloriole, le courage tranquille et sans phrases, le respect humain de l’adversaire, combattu sans haine ni cruauté inutile, et la francophilie.
C’est finalement à Paris qu’après bien des vicissitudes, combats, retraite, blessure, captivité, il se retrouve, en compagnie de prisonniers français rapatriés, à l’automne 45. C’est Vendémiaire, et c’est alors que commence sa seconde vie.
Il va d’abord fréquenter à Paris – ce Paris de l’immédiat après-guerre, théâtre d’une brève et absurde guerre civile, en 44 – 45, à laquelle il assiste, impartial et incrédule, surpris par la violence des passions déchaînées – le petit groupe de Roumains venus comme lui chercher là un refuge contre la « terreur de l’Histoire », dans l’attente d’un retour à une patrie sortie du brasier en compagnie des vainqueurs… mais une sorte de malédiction s’est abattue, et sur la France, solidement ancrée dans le camp occidental, mais vaincue et humiliée dans les combats sans gloire des guerres coloniales, et sur la Roumanie, qui bascule, en vertu d’une logique géopolitique implacable, dans l’univers totalitaire. Ce bruit du rideau de fer qui s’abat sur l’Europe centrale, il résonne aux oreilles de tous les Roumains, peu nombreux au demeurant, qui se trouvent alors à Paris, regroupés autour de l’église roumaine de la rue Jean-de-Beauvais, continuation d’une présence orthodoxe roumaine sur les rives de la Seine, qui remonte à un siècle, à l’époque des Principautés Unies… Le pasteur de cette communauté d’exilés est le P. Vasile Boldeanu, dont il est très proche, lui-même étant fils de pope, issu d’une lignée de popes, venus de Grèce du Nord, au XVIIIe siècle, s’établir dans les pays roumains, à Câmpulung-Muscel plus précisément, en quête de liberté religieuse, et de liberté tout court… Le patronyme d’ailleurs est la forme roumanisée, puis suffixée, du nom grec de l’ancêtre : Vàrv(aros), Bàrbul…
Barbarus hic ego sum quia non intelligor illis, disait Ovide à Tomes : « ici le barbare c’est moi, car ils ne comprennent pas ce que je dis ». Toute sa vie sera placée sous le signe de l’exil, et de la volonté de comprendre, et se faire comprendre…
Pour ces exilés, la foi orthodoxe ne peut se dissocier de la ferveur nationale. Ce sont Eugène Ionesco, Mircea Eliade, Vintila Horia, Emile Cioran, Basil Munteanu, d’autres encore, qu’il fréquente en ami, qu’il admire en disciple, qu’il soutient dans l’épreuve, face aux accusateurs toujours prompts à exhumer d’anciens dossiers pour compromettre leur réputation dans leur nouveau pays. Ainsi Mircea Eliade devra renoncer à cause de cela à une carrière en France, mais cela lui sera aussi l’occasion – felix culpa, dira Norman Manea, reprenant la formule de Leibniz à propos du péché originel – de développer en Amérique une œuvre immense.
Quant à lui, felix sans culpa aucune, il nous aura, à nous ses enfants, appris cela : l’admiration portée à des personnalités de grande valeur, et ce, dans un contexte – celui de l’Occident des années 60 et suivantes – où les excès de l’esprit critique, le soupçon porté méthodiquement sur toute affirmation, le ricanement opposé à toute formulation un peu idéaliste, tendaient à faire table rase de toutes les certitudes héritées, et d’abord de l’idée même de « personnalité individuelle », cette superstition humaniste… Lui savait admirer, sans rhétorique, sans pathos, et respecter les personnalités citées plus haut, et d’autres, sans pour autant se laisser intoxiquer ni mystifier par les excès ou les dérives souvent associées aux génies… il n’a pas suivi Cioran dans son nihilisme, ni Ionesco dans son délire sioniste, ni tel ou tel fidèle de la rue Jean-de-Beauvais dans son culte rétrospectif du Capitaine… Il pratiquait l’amitié à la façon de Montaigne, en toute loyauté, mais en sauvegardant toujours la différence irréductible qui distingue un homme d’un autre homme. Après tout c’est là que gît le véritable critère entre un régime totalitaire et un régime de liberté, pas d’inconditionnalité, fût-elle dictée par l’admiration…
Au demeurant, les « exercices d’admiration » préconisés par Cioran – meilleur antidote, disait-il, au scepticisme mortifère d’une époque qui ne croit plus à rien et ricane de tout – il aura eu maintes occasions de les pratiquer, soit comme enseignant à l’Alliance française de Paris, où il aura, des années durant, initié des étrangers venus du monde entier aux beautés et aux mystères de la culture française, soit comme maître assistant à l’École des Langues orientales (les Langues O’), auprès d’Alain Guillermou, le maître des études roumaines, traducteur du chef-d’œuvre romanesque de Mircea Eliade : Forêt interdite (Noaptea de Sânziene). Il aura, pendant le même laps de temps, et même davantage, car il aura poursuivi et même amplifié ses activités après la retraite, approfondi l’étude de cette humanité/humanisme/omenie roumaine, au travers de nombreuses publications dans les deux langues, réunies plus tard en volume sous le titre évocateur de Fiintsa neamului românesc (« l’essence, ou la nature profonde, du peuple roumain »). Démarche « ovidienne » inversée, non pas celle du poète romain exilé en Dacie, et y découvrant une nouvelle lumière, mais celle d’un intellectuel roumain exilé en Europe occidentale latine, et y découvrant l’expression modernisée, universalisée, de son univers intérieur.
Aussi bien aura-t-il pleinement assumé sa nouvelle identité, faisant la part de la loyauté due à sa nouvelle patrie et de la nostalgie – inguérissable – d’un pays, d’une jeunesse perdue et retrouvée dans les « brumes du temps » (negurà de vremi). Ce pays d’avant-guerre, dont il savait si bien qu’il ne le retrouverait pas, qu’il n’a pas tenté, comme tant d’autres, d’y revenir après la Révolution – ou s’il l’a fait c’est de manière quasi-clandestine et rapide, sans témoins, comme s’il voulait mettre à l’épreuve cette certitude intime, du caractère irrécupérable des choses du passé (fugit irreparabile tempus) et qu’il eût constaté qu’en effet c’était ainsi, si fort que protestât le sens intime, si douloureux que fût, dans sa douceur trompeuse, le dor des étés révolus…
C’est la littérature qui peut dire cela, et d’une certaine façon racheter au prix des mots choisis une part au moins de ces choses vécues, qui n’auront pas été vécues en vain. Une part de sa bibliographie, relativement peu abondante au regard de ses publications savantes, ou essayistiques, mais d’une grande densité, relève de productions littéraires, romanesques, poétiques, dialoguées – celles-ci restées inédites –, c’est une part longtemps restée secrète, jalousement préservée de toute indiscrétion par l’écriture en roumain, et la transcription sur des feuilles volantes dactylographiées sur une antique machine à écrire Hermès.
L’homme public est mieux connu, l’inlassable combattant de la cause roumaine, laquelle ne se dissociait pas, chez lui, d’un anticommunisme viscéral, celui des années de la guerre froide, ni du souvenir et du rappel constant du « rapt » des territoires roumains situés au-delà du Prut (Bucovine et Bessarabie), le paroissien fidèle de l’église, devenue plus tard cathédrale, de la rue Jean-de-Beauvais, dont il sera plusieurs années durant le Président de l’Association cultuelle, et à ce titre l’interlocuteur des pouvoirs publics, l’acteur du renouveau des relations culturelles entre les deux pays, lorsqu’un ancien ami à lui, Alexandru Paleologu, fut devenu le nouvel ambassadeur de Roumanie à Paris, en 1990.
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Il avait gardé jusqu’à un âge avancé une prestance juvénile, qui attirait sur lui, à l’instar du patriarche Booz, les regards des femmes. Un sujet d’innocente plaisanterie, parmi nous, consistait à demander à quelqu’un qui le voyait pour la première fois quel âge on pouvait lui donner, et de voir ensuite se peindre l’incrédulité sur le visage de l’interlocuteur à l’énoncé du véritable millésime.
Il gardait par devers lui, discrètement, un certain nombre de gestes superstitieux, ou propitiatoires, dont il ne faisait jamais état, comme de s’arracher un cheveu en passant près d’une charogne – rat, pigeon, chat –, ou de ramasser des petits cailloux, lorsqu’il se promenait dans la nature, dont il chargeait ses poches ou le coffre de la voiture, voire les tiroirs de son bureau ; il portait toujours sur lui des morceaux de réglisse à mâcher, quand il eut cessé de fumer, sur les instances de notre mère, lesquels se mélangeaient dans ses poches avec des bouts de crayon et des « paperoles », à l’instar de Pascal, sur lesquelles il écrivait des numéros de téléphone, des citations, des pensées fugaces… et qu’il enroulait soigneusement en les fermant d’un élastique.
Il était resté ce promeneur, ce flâneur des deux rives, qu’il avait été lors de son arrivée dans la capitale, à la fin des années quarante, avec une préférence marquée pour la rive gauche, Ve et VIe arrondissements, mais il connaissait parfaitement aussi le XVIe arrondissement, le quartier du Trocadéro, où il avait habité au début des années 50, jusqu’à la Porte d’Auteuil, il fréquentait l’église Uniate, où officiait son ami le P. Goia. Il était mû dans ces déambulations par la simple curiosité des gens et de la ville, laquelle était encore, malgré les changements continus qu’elle subissait depuis les années 70, à l’image du Paris « immémorial » des années 1900, tel qu’Apollinaire l’aura dépeint, ou rêvé…
Tu marches dans Paris tout seul parmi la foule
Les troupeaux d’autobus mugissants près de toi roulent
Du poète mort en novembre 1918, au moment de sa propre naissance, il aimait aussi à citer Vendémiaire parce qu’il était arrivé à Paris à l’automne 45.
Il s’abstenait de la chair du lapin, pour des raisons connues de lui seul, et de la viande de cheval, parce qu’il avait été officier de cavalerie, il préférait, aux grands crus et au champagne, les vins rustiques du Beaujolais ou de Provence, et aux liqueurs savamment distillées un petit verre de tsuica ou de calvados.
Il aimait à citer des vers, roumains ou français, à toute occasion, sans aucune solennité ni pédanterie, comme une sorte d’appogiature à la platitude du quotidien. Il n’aimait pas les chiffres, à commencer par celui de son âge, qu’il prétendait ne pas connaître. Le nombre, pour lui, c’était, au sens latin du mot, le rythme ; il aura consacré plusieurs années de sa vie à l’étude du vers et de la prosodie de Mihai Eminescu, il établissait des statistiques d’occurrences de mots ou de tournures grammaticales, mais les questions d’économie domestique l’embarrassaient, et plus encore, pendant cette dernière décennie, la dimension alphanumérique des actes les plus simples de la vie quotidienne.
Esprit littéraire, au plein sens du terme, ses amis les plus proches le considéraient comme un poète – qu’il n’était pas, c’était un prosateur, un romancier –, sensible à toute analogie, toujours prêt à se mettre à la place d’autrui, insensible quasiment aux pressions matérielles, désintéressé au point de sembler parfois naïf ou idéaliste – son épouse, à certaines occasions, le contestait, prenant la défense du réalisme et du bon sens, procès toujours repris, jamais conclu –, « cœur innombrable », comme il aimait à qualifier tel ou tel, en usant de la formule de sa compatriote Anna de Noailles.
Il aimait la musique sous toutes ses formes, la romance, la chanson à texte, le répertoire romantique au piano, pendant les dernières années, il ne faisait pratiquement plus que cela : écouter de la musique, sur un poste de radio où l’on insérait des CD.
Jean-Paul Sartre, qu’il n’aimait pas, dit dans les Mots qu’il imagine le Paradis comme une immense bibliothèque. Il aurait volontiers souscrit à cette vision, mais y eût probablement ajouté des anges musiciens.
Sans être à proprement religieux, d’une piété démonstrative, il aura gardé jusqu’à la fin une foi profonde et sincère, dont il ne faisait jamais état. Un des rares reproches qu’il lui arrivait de formuler à cette culture française qu’il avait faite sienne, c’était une certaine forme d’anticléricalisme et de laïcité agressive, qu’il ne comprenait pas. Il savait gré à Olivier Clément d’avoir su dépasser cette dimension de la culture française moderne, pour mieux la réenraciner dans une tradition plus ancienne, plus « orthodoxe » d’une certaine façon, celle de Claudel, de Péguy, de Pascal…
Au demeurant fort peu métaphysicien, nullement dans l’angoisse existentielle ; la Création pour lui se justifiait par sa beauté même, par la joie qu’on éprouve à percevoir son harmonie, quelque ineffable qu’elle soit. Toute vie n’est que préparation à prendre part à la beauté invincible du monde. La sienne en tout cas l’aura été.
Luc Barbulesco
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