Publication de la Métropole Orthodoxe Roumaine d'Europe Occidentale et Méridionale
Revue de spiritualité et d'information orthodoxe
Cet homme1 divin naquit vraisemblablement vers la fin du vie siècle ; mais on ignore tout de sa patrie et de ses origines, car, dès le début de son renoncement au monde, il prit grand soin de vivre en étranger. « L’exil volontaire, écrit-il, est la séparation de toute chose pour rendre notre pensée inséparable de Dieu » (III, 3). On sait seulement que, dès l’âge de seize ans, après avoir acquis une solide formation intellectuelle, il renonça à tous les attraits de cette vie de vanité, par amour de Dieu, et se rendit au Mont Sinaï, au pied de cette montagne sainte où Dieu avait autrefois révélé sa gloire à Moïse, et il s’offrit d’un cœur ardent au Seigneur comme un holocauste d’agréable odeur.
Repoussant dès son entrée dans le stade de la vertu toute confiance en lui-même et toute complaisance par une humilité sans feinte, Jean se soumit corps et âme à un Ancien, nommé Martyrios, qui demeurait dans une cellule non loin du monastère, et s’engagea, libre de tout souci, dans l’ascension de cette échelle spirituelle (klimax) au sommet de laquelle Dieu se tenait et l’engageait à ajouter « jour après jour, feu sur feu, ferveur sur ferveur, désir sur désir et zèle sur zèle » (I, 46). Il regardait son pasteur comme l’icône vivante du Christ (cf. IV, 29) et, convaincu que celui-ci devrait rendre compte pour lui devant Dieu (IV, 55), il n’avait qu’une seule préoccupation : rejeter sa volonté propre et « renoncer à tout discernement par plénitude de discernement » (IV, 3), de sorte qu’il n’y avait aucun intervalle de temps entre les ordres que Martyrios lui donnait, même apparemment sans raison, et l’obéissance de son disciple. Malgré cette parfaite soumission, Martyrios le garda néanmoins quatre ans dans l’état de novice et ne le tonsura qu’à l’âge de vingt ans, après avoir éprouvé son humilité. Un des moines présents ce jour-là, nommé Stratège, prédit que ce nouveau moine était appelé à devenir, un jour, un des grands luminaires du monde. Lorsque, par la suite, Martyrios et son disciple rendirent visite à Jean le Sabaïte, un des ascètes les plus fameux de ce temps, celui-ci, négligeant l’Ancien, alla laver les pieds de Jean. Après leur départ, il déclara qu’il ne connaissait pas ce jeune moine, mais que, sous l’inspiration du Saint-Esprit, il avait lavé les pieds de l’higoumène du Sinaï. La même prophétie fut confirmée par le grand Anastase le Sinaïte [21 av,], chez lequel ils s’étaient également rendus.
Malgré sa jeunesse, Jean montrait la maturité d’un vieillard et un grand discernement. C’est ainsi qu’un jour, alors qu’il avait été envoyé dans le monde pour une mission et se trouvait à table avec des séculiers, il préféra céder un peu à la vaine gloire, en mangeant fort peu, plutôt qu’à la gourmandise ; car de deux maux, il vaut mieux préférer celui qui est le moins dangereux pour les nouveaux venus dans la vie monastique (XXVI, 53).
Il passa ainsi dix-neuf ans dans la bienheureuse insouciance que procure l’obéissance, débarrassé de tout combat par la prière de son père spirituel et naviguant sans danger, comme en dormant, vers le port de l’impassibilité (cf. IV, 3). À la mort de Martyrios, il résolut de poursuivre dans la solitude son ascension, genre de vie qui ne convient qu’au petit nombre de ceux qui, affermis sur la pierre de l’humilité, s’éloignent des hommes afin de n’être pas un seul moment privés de la suavité de Dieu (XXVII, 29). Il ne s’était pas engagé dans cette voie pleine d’embûches en se confiant à son propre jugement, mais sur les recommandations d’un saint vieillard, Georges Arsilaïte, qui l’avait instruit du genre de vie propre aux hésychastes. Il choisit comme terrain d’exercice un lieu solitaire, appelé Thola (aujourd’hui Wadi el-Tlah), situé à cinq milles du grand monastère, où d’autres ermites demeuraient non loin les uns des autres. Il y resta pendant quarante ans, consumé par un amour de Dieu sans cesse croissant, sans souci pour sa propre chair, libre de tout contact avec les hommes, n’ayant pour seule occupation que la prière sans relâche et la vigilance sur son cœur, en vue de « circonscrire l’incorporel dans une demeure corporelle » (XXVII, 7), tel un ange revêtu d’un corps.
Il mangeait de tout ce que permet la profession monastique, mais en très petite quantité, domptant ainsi la tyrannie de la chair sans offrir de prétexte à la vaine gloire. Par la solitude et la retraite, il avait mis à mort la fournaise du désir d’accumuler qui, sous prétexte de charité et d’hospitalité, entraîne les moines négligents à la gourmandise, la porte de toutes les passions (XIV, 38), et à l’amour de l’argent, fille du manque de foi et adoration des idoles (XVI, 2). De l’acédie, cette mort de l’âme qui assaille en particulier les hésychastes (XIII, 4), et du relâchement, il triomphait par le souvenir de la mort (XVII, 6) ; et par la méditation des biens promis, il brisait le lien de la tristesse. Il ne connaissait qu’une seule tristesse : cette « affliction qui procure la joie » et nous fait courir avec ardeur sur le chemin du repentir (VII), et qui purifie l’âme de toutes ses souillures.
Que lui restait-il pour parvenir à l’impassibilité (apatheia) ? La colère, il l’avait vaincue depuis longtemps par le glaive de l’obéissance. La vaine gloire, cette épine à trois pointes, qui se tient toujours dressée contre les combattants de la piété et qui se mêle à toutes les vertus comme une sangsue (XXI, 5), il l’avait étouffée par la réclusion et plus encore par le silence. Et, pour prix de ses labeurs, qu’il assaisonnait toujours du blâme de soi, le Seigneur lui avait accordé la reine des vertus, la sainte et précieuse humilité : « cette grâce ineffable dans l’âme, ce trésor dont le nom n’est connu que par ceux qui l’ont appris par expérience, et qui porte le Nom de Dieu Lui-même (Mt 11, 29) » (XXV, 3).
Comme sa cellule était proche des autres, Jean se retirait souvent dans une grotte éloignée, au pied de la montagne2, et en faisait l’antichambre du ciel par ses gémissements et les larmes qui coulaient sans effort de ses yeux, comme une source abondante, et transfiguraient son corps en une robe nuptiale (VII, 8, 44). Par l’effet de cette bienheureuse affliction et de ces larmes continuelles, il vivait chaque jour comme une fête (VII, 41) et gardait la prière perpétuelle dans son cœur devenu semblable à une forteresse inviolable aux assauts des pensées. Il lui arrivait parfois d’être ravi en esprit au milieu des chœurs angéliques, sans savoir s’il était en son corps ou hors de son corps, et il demandait alors à Dieu avec grande liberté de l’instruire sur les mystères de la théologie (XXVII, 48). Lorsqu’il sortait de la fournaise de la prière, il se sentait tantôt purifié comme par le feu, tantôt tout resplendissant de lumière (XXVIII, 54). Quant au sommeil, il ne lui accordait que la mesure nécessaire pour garder son esprit vigilant dans la prière et, avant de s’endormir, il priait longtemps ou écrivait sur des tablettes le fruit de ses méditations des Écritures inspirées.
Malgré le grand soin qu’il avait mis, pendant toutes ces années, à garder ses vertus cachées aux yeux des hommes, lorsque Dieu jugea que le temps était venu pour lui de transmettre aux autres la lumière qu’il avait acquise pour l’édification de l’Église, Il envoya à Jean un jeune moine, nommé Moïse, qui, grâce à l’intervention des autres ascètes, parvint à fléchir la résistance de l’homme de Dieu pour l’admettre comme disciple. Un jour que Moïse était allé chercher au loin de la terre pour leur petit jardin et qu’il s’était allongé sous un gros rocher pour la sieste, Jean eut dans sa cellule la révélation que son disciple était en danger. Il saisit aussitôt l’arme de la prière, et quand Moïse revint, le soir venu, il lui raconta que dans son sommeil il avait soudain entendu la voix de son Ancien l’appeler, au moment même où le rocher se détachait et menaçait de l’écraser.
La prière de Jean avait aussi le pouvoir de guérir les blessures visibles et invisibles. C’est ainsi qu’il délivra un moine du démon de la luxure qui l’avait poussé au découragement. Une autre fois, il fit tomber la pluie. Mais c’était surtout par le charisme de l’enseignement spirituel que Dieu manifestait en lui sa grâce. Se fondant sur son expérience personnelle, il instruisait libéralement tous ceux qui venaient le trouver, sur les embûches qui guettent les moines dans leur combat contre leurs passions et contre le Prince de ce monde. Cet enseignement spirituel suscita toutefois la jalousie de certains, qui répandirent alors contre lui des calomnies, le traitant de bavard et de vaniteux. Bien qu’il eût la conscience en paix, Jean ne chercha pas à se justifier et, pour enlever tout prétexte à ceux qui en cherchaient un, il arrêta pendant une année entière le flot de ses enseignements, convaincu qu’il valait mieux porter un léger préjudice aux amis du bien plutôt que d’exacerber le ressentiment des méchants. Tous les habitants du désert furent édifiés par son silence et par cette preuve d’humilité, et ce ne fut que sur les instances de ses propres calomniateurs repentants qu’il accepta de recevoir à nouveau des visiteurs.
Comblé de toutes les vertus que procurent l’action et la contemplation, et parvenu au sommet de l’échelle sainte par la victoire sur les passions du vieil homme, Jean rayonnait comme un astre sur la péninsule du Sinaï et était admiré par tous les moines. Il ne s’en estimait pas moins encore un débutant et, avide de recueillir des exemples de conduite évangélique, il entreprit un voyage dans divers monastères d’Égypte. Il visita en particulier un grand monastère cénobitique, dans la région d’Alexandrie, un véritable « ciel terrestre », qui était dirigé par un admirable pasteur doté d’un infaillible discernement. Cette communauté était unie dans le Seigneur par une telle charité, exempte de toute familiarité et de toute parole vaine, que les moines avaient à peine besoin des avertissements de leur supérieur et, de leur propre mouvement, ils s’excitaient mutuellement à une vigilance sans faille. De toutes leurs vertus, la plus admirable, selon Jean, était qu’ils s’exerçaient surtout à ne blesser en rien la conscience d’un frère (IV, 15-17). Il fut aussi fort édifié par la visite d’une dépendance de ce monastère, nommée « la Prison », où vivaient, dans une ascèse extrême et dans les démonstrations les plus extraordinaires de repentir, des moines qui avaient gravement péché et qui s’efforçaient de gagner par leurs labeurs le pardon de Dieu. Loin de lui paraître dure et intolérable, cette prison était au contraire pour lui le modèle de la vie monastique. « L’âme en effet qui a perdu sa confiance première, qui a brisé le sceau de sa pureté et s’est laissée ravir les trésors de la grâce, qui est devenue étrangère aux consolations divines, qui a violé son alliance avec le Seigneur, et qui est blessée et transportée de chagrin au souvenir de tout cela, cette âme, dis-je, non seulement se soumettra volontiers à tous ces labeurs, mais sera fermement résolue à se donner pieusement la mort par l’ascèse, si du moins il lui reste encore une étincelle d’amour et de crainte du Seigneur » (V, 24).
Lorsque le saint eut accompli, tel un autre Moïse, quarante années de séjour au désert, il fut chargé par Dieu de prendre la tête de ce nouvel Israël et devint higoumène du monastère, situé au pied de la Montagne sainte (vers 650)3. On raconte que, le jour de son intronisation, six cents pèlerins étaient présents et, pendant que tous étaient assis pour le repas, on put voir le prophète Moïse lui-même, vêtu d’une tunique blanche, allant et venant, et donnant des ordres avec autorité aux cuisiniers, aux économes, aux cellériers et autres domestiques.
Parvenu à un âge avancé, le bienheureux Jean désigna son frère Georges, qui lui aussi avait embrassé la vie hésychaste dès le début de son renoncement, pour lui succéder à la tête du monastère. Lorsqu’il fut sur le point de mourir (entre 659 et 680), Georges lui dit : « Ainsi tu m’abandonnes et tu pars ! Pourtant, j’ai prié pour que tu m’envoies vers le Seigneur en premier, car sans toi il n’est pas en mon pouvoir de paître cette communauté. » Mais Jean le rassura et lui dit : « Ne t’afflige pas et ne te fais pas de souci. Si je trouve grâce devant Dieu, je ne te laisserai pas achever une année après moi. » Effectivement, dix mois après le repos de Jean, Georges partit à son tour vers le Seigneur4.
Le synaxaire, vie des Saints de l’Église Orthodoxe,
par le Hiéromoine Macaire de Simonos Pétra ; Éditions Indiktos, quatrième tome
Notes :
1. Il est aussi célébré, plus solennellement, le IVe dimanche du Grand Carême. Nous indiquerons ici, entre parenthèses dans le texte, les références à la traduction de l’Échelle Saintepar le P. Placide Deseille, « Spiritualité orientale 24 », Abbaye de Bellefontaine, 20072.
2. On peut la vénérer encore aujourd’hui.
3. Fondé après 548 par l’empereur Justinien, sur le site du Buisson Ardent qui était depuis longtemps le centre d’une importante colonie érémitique, le monastère du Sinaï était alors dédié à la Mère de Dieu. Ce n’est qu’au xive s. qu’il prit le nom de Sainte-Catherine.
4. On suppose que Georges était l’évêque de Pharan qui, en 680, vint installer définitivement son siège au monastère du Sinaï.
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