Ajouté le: 10 Avril 2011 L'heure: 15:14

Les premiers martyrs « folie » des chrétiens et mentalité romaine (II)

 

« Je ne reconnais aucun autre Dieu que celui qui est Unique et Vrai, et qui a fait le ciel et la terre. C’est Lui que nous servons avec zèle, c’est Lui que nous prions jour et nuit, pour nous, pour le genre humain et pour la santé de l’empereur ». (Actes du martyre de saint Cyprien de Carthage)

Les premiers martyrs « folie » des chrétiens et mentalité romaine (II)

Dans la situation de crise de l’empire romain provoquée par la pression des peuples « barbares » aux frontières du nord et de l’est, l’attitude vis-à-vis des chrétiens s’est durcie au cours du deuxième siècle, sous la dynastie des Antonins (les empereurs Trajan, Hadrien, Marc Aurèle). Les chrétiens étaient de plus en plus perçus comme une présence dangereuse, voire subversive, au regard de l’ordre romain. Pratiquée de manière ponctuelle sous les Antonins, la persécution s’est généralisée à l’époque des empereurs Dèce (250) et Valérien (257). L’édit de Dèce obligeait tous les citoyens de l’empire à sacrifier aux dieux de Rome devant une commission qui devait accorder un certificat (libellus), comme preuve de l’accomplissement du sacrifice, attestant de la loyauté vis-à-vis de l’empereur. En cas de résistance, le citoyen était arrêté et condamné à mort. Les édits de Valérien (257) allèrent encore plus loin, avec comme but la destruction même de l’Eglise. Ils ordonnèrent la fermeture des églises et l’interdiction du culte, l’envoi en exil des évêques et des prêtres. En cas de persistance dans le refus d’abjurer, la peine de mort se substituait à l’exil.

Après un moment de tolérance, les persécutions furent reprises par l’empereur Aurélien (270-275), qui, dans le contexte d’aggravation de la crise, se posa en restaurateur de l’empire (restitutor imperii) et de la religion romaine (restitutor sacrorum). Pour consolider la position de l’empereur et l’unité de l’Etat, il sentit la nécessité d’introduire un nouveau culte, proclamant le dieu Soleil comme divinité suprême, et faisant de l’empereur romain le représentant en terre sur cette divinité. Plus grave encore pour les chrétiens, l’empereur portait désormais le titre officiel de « dominus et deus », c’est-à-dire « seigneur et dieu ». Cette évolution culmina avec la dernière grande persécution au temps de Dioclétien (303-304), la plus terrible.

Cette exaspération dans l’attitude du pouvoir vis-à-vis des chrétiens eut au contraire l’effet inverse, et aida la diffusion encore plus large du christianisme. Nous donnerons donc ici quelques exemples parlants, tirés des premiers textes sur les martyres. L’empereur Marc Aurèle (161-180) se révèle être un cas particulièrement intéressant dans sa relation avec les chrétiens. D’une part il représente l’empereur-philosophe par excellence, adepte brillant et convaincu de la philosophie stoïcienne, qui pouvait écrire dans ses fameuses Pensées que « la source du bien, prête à jaillir, se trouve à l’intérieur même de toi; il ne te reste plus qu’à saper en profondeur». Mais d’autre part, il exprimait également son mépris pour les chrétiens, considérés comme incultes et fanatiques. Ne pouvant pas ne pas reconnaître le courage des martyres devant la mort, il continuait à regarder ce comportement comme manquant de rationalité et de noblesse, trop « théâtral », trop excessif à son goût, décidément inférieur à l’exemple du philosophe détaché devant la mort. Ce n’est pas un hasard que justement sous le règne de Marc Aurèle, un autre philosophe, saint Justin le Martyr, ait donné dans la ville de Rome elle-même un autre témoignage sur la vraie sagesse. Philosophe grec converti au christianisme, Justin vint à Rome de l’Asie Mineure, où il ouvrit une école de philosophie chrétienne, contribuant à la formation de la théologie orthodoxe. Il a fini par être dénoncé par un autre maître, un philosophe cynique, et il subit le martyre ensemble avec ses disciples (autour de l’année 163).

Les Actes du martyre de saint Justin reportent le dialogue qu’il eut avec le préfet Rusticus. Le préfet commença par lui demander : « Quels sont les principes que tu suis ? ». Justin  répondit: « J’ai essayé d’étudier tous les principes, mais j’ai choisi ceux des chrétiens, qui sont les vrais, même s’ils ne sont pas partagés par ceux qui pratiquent les fausses doctrines » […]. Le préfet : « De quel enseignement s’agit-il ? ». Justin : « De Celui qui nous enseigne la foi dans le Dieu des chrétiens, l’Unique, qui avant les siècles a créé le monde, et dans Jésus Christ, le Fils de Dieu, dont la venue […] a été annoncée par les prophètes ». Le préfet : « Si tu seras condamné à mort, tu crois que tu monteras au ciel ? ». Justin : « J’espère me rendre digne de cela par ma foi ; je sais que cela est donné aux justes ». Le préfet : « C’est cela que tu penses ? ». Justin : « Je ne le pense pas, j’en suis absolument convaincu ». 

Un autre échange de paroles au sujet de la vraie philosophie se trouve dans les Actes du martyre de l’évêque Phileas (en Egypte). Le préfet Culcianus lui demanda : « Ce Paul, n’était-il pas un ignorant ? ». L’évêque répondit : « Non, il était juif et parlait le grec et avait plus de sagesse que quiconque ». Le préfet : « Peux-tu dire qu’il dépassait Platon même ? ». L’évêque : « Non seulement Platon, mais les autres philosophes aussi. Lui, il savait comment il faut leur parler. Si tu veux, je te dirai ses paroles ». Le préfet : « Tu ferais mieux de faire ton sacrifice ! ». « Je ne sacrifierai pas ». […]. Le préfet : « Ce Paul était Dieu ? ». L’évêque : « Non ». Le préfet : « Alors qu’est-ce qu’il était ?». L’évêque : « Il était un homme comme nous, seulement le Saint Esprit était en lui ».

C’est dans le même esprit que témoigna un autre sage érudit, saint Cyprien de Carthage, grand évêque de l’Afrique romaine (IIIe siècle), auteur d’écrits fondamentaux comme l’Unité de l’Eglise. Il fut exilé puis condamné à mort en l’an 258, à l’époque de l’édit de persécution de Valérien. Appartenant aux rangs de la haute aristocratie, sa conversion au christianisme attira l’attention de beaucoup, et ce d’autant plus qu’il joua un rôle clé dans la vie de l’Eglise occidentale. Les Actes du martyre de saint Cyprien rapportent quelques moments du procès. Depuis le début, il affirmait sans équivoque : « Je suis chrétien et évêque. Je ne reconnais aucun autre Dieu que celui qui est Unique et Vrai, et qui a fait le ciel et la terre. C’est Lui que nous servons avec zèle, c’est Lui que nous prions jour et nuit, pour nous, pour le genre humain et pour la santé de l’empereur ». Le proconsul Galérius ; « Les empereurs sacrés t’ont ordonné d’accomplir les rites ». Cyprien : « Je refuse ». Le proconsul : « Gare à toi ! ». Cyprien : « Fais ce qu’on t’a ordonné. Dans une situation tellement injuste, les paroles sont de trop ». Suivit alors la condamnation à mort, après un lourd discours d’accusation : « Tu as attiré une multitude dans une conspiration infâme, tu t’es fait ennemi des dieux de Rome et des rites sacrés » ; « tu as été arrêté comme le fauteur d’un crime abominable ; tu t’es tourné contre les traditions et tu t’es éloigné de la mentalité romaine (a romana mente desciveris). Pour cela tu serviras d’exemple pour tous ceux que tu as entraînés dans ta folie (scelere tuo) : l’ordre romain sera sanctionné par ton sang (tuo sanguine sancietur disciplina) ».

Nous avons choisi de nous arrêter ici plutôt sur les paroles des martyrs que sur leurs supplices. Pour le lecteur d’aujourd’hui, certaines descriptions peuvent paraître lourdes et invraisemblables par les détails physiques contenus. Chargés parfois d’une certaine exagération littéraire, ces narrations avaient cependant comme vocation principale de témoigner d’une nouvelle réalité de la corporalité humaine, qui était inouïe dans le monde païen. Le sacrifice du martyr est en effet inséparable de la crucifixion et de la résurrection de Jésus Christ, Fils de Dieu, qui reste sur la croix jusqu’à la fin des temps. Nous savons qu’au début de la vie de l’Eglise, le sacrifice de l’eucharistie était officié sur les tombeaux mêmes des martyrs. Dans certaines descriptions, l’identification entre le martyr et le Christ est explicite. Malgré la faiblesse humaine et la cruauté du supplice qui défigure la création de Dieu, l’acte du sacrifice dans le Christ a le pouvoir de transformer le chrétien dans une icône. Ainsi, la laideur de la mort se transforme dans la beauté de la résurrection. L’art iconographique orthodoxe a illustré ce paradoxe dans les images des saints, sur les marges desquelles sont représentées les scènes de leur martyre, faisant participer le saint à une réalité qui est déjà de l’au-delà. Voici un extrait significatif des « Actes des martyrs de Lyon » (année 177). « Blandine fut suspendue à une poutre en bois et exposée aux bêtes qui sautaient autour d’elle. Ainsi suspendue, elle semblait prendre la forme de la croix, et, avec ses prières brûlantes, confortait les frères ; pendant le supplice, ceux-ci étaient émerveillés de contempler sur son visage, avec leurs yeux corporels mêmes, celui qui avait été crucifié pour eux, et cela pour la fortification des fidèles, car celui qui pâtit avec le Christ demeure pour l’éternité avec le Dieu vivant ».

Ioana Georgescu-Tănase, Rome

Bibliographie :

1. Atti e passioni dei martiri, recueil de textes en langue originale édité par A.A.R. Bastiaensen et autres, Mondadori, 2007

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